Texte d’accompagnement du spectacle
par Marie-Ève Lussier-Gariépy

Dans un restaurant, une femme mange calmement, assise, seule à sa table. Tout à coup, elle se lève et, en poussant un hurlement, elle renverse sa table et toutes les autres et gifle, et griffe, et pleure tellement, et hurle tellement qu’on ne lui voit plus les yeux. Elle n’a plus, en guise de visage, qu’une bouche qui hurle de terreur. On appelle la police, bien sûr, et une ambulance. On la maîtrise, on lui fait une piqûre ad hoc, la sangle sur une civière et on l’emporte quelque part hors de vue. On écrit sur le rapport : crise d’angoisse.

[…] [devant] une scène aussi forte, aussi immédiate, aussi ravageuse, personne parmi ceux et celles qui travaillent dans ce restaurant, y mange ce midi-là, ni les policiers ni les ambulanciers […] personne n’est effleuré par la nécessité de s’interroger non pas sur le symptôme, mais sur l’origine de ce symptôme […].

Peut-être bien que nous, artistes, sommes un paquet d’imbéciles parce que, quand la scène se produit, nous ne l’aidons pas, cette femme, et ne comprenons pas non plus tout de suite ce qui la déchire. Nous reculons jusqu’au mur et restons le dos appuyé contre lui, les yeux ronds et, pendant qu’on la pique, nous nous enfuyons par la porte de la cuisine pour aller vomir nos crêpes dans la ruelle.

 Notre solidarité, c’est que nous allons rester hantés par cette bouche et nous allons y penser nuit et jour, en rêver. Pour arriver à constituer un visage à partir de cette bouche, nous allons y chercher les yeux et tenter de lire ce qui s’y exprime. Nous considérons que cette tâche d’archéologues de la douleur, de la joie aussi et des espoirs, ce qu’il en reste, est une tâche devant laquelle il nous est impossible de nous défiler.

­— René-Daniel Dubois, 1991

Les symptômes de la crise des arts et de la culture au Québec sont plus nombreux que jamais : désertions d’artistes de toutes disciplines confondues vers d’autres corps de métier, fermeture de lieux culturels phares, réduction des programmations de diverses institutions artistiques, annulation de spectacles, précarité, pauvreté, angoisse, détresse, et la liste pourrait s’allonger sur plusieurs pages. Mais qu’en est-il, pour reprendre les préoccupations si justes qu’énonçait déjà René-Daniel Dubois en 1991, de la cause de ces symptômes? On ne saurait les réduire à un manque d’argent ni se réjouir trop vite que les crédits du Conseil des arts et des lettres du Québec aient été portés à 200 millions de dollars dans le dernier budget provincial. La blessure est plus profonde, plus profond aussi, le vide. Dans leur performance élaborée à partir de la conférence d’Alain Deneault intitulée « Comment l’industrie culturelle use et abuse de l’art », Alix Dufresne et Christian Lapointe s’efforcent, en écho avec les réflexions du philosophe, de disséquer l’origine du mal qui ronge actuellement le milieu artistique québécois.

Les deux créateur·rice·s me semblent à ce titre adopter une posture assez proche de celle décrite par Dubois; face à la crise, elle et il reculent jusqu’au mur (ici, l’écran sur lequel est projetée la conférence dans son intégralité et dans lequel Alix Dufresne se fond littéralement lorsque, en entrant sur scène, elle le longe, les yeux ronds, sur la pointe des pieds, à mi-chemin entre la volonté de ne pas déranger et celle de passer inaperçue pour mieux observer, surprendre, réattaquer). Les performeur·euse·s, donc, acceptent de se laisser traverser, de se laisser hanter par les hurlements qui fusent de toutes parts. Elle et il se font les archéologues d’une douleur culturelle collective.

La cause de cette douleur? Les propos d’Alain Deneault l’éclairent : le régime capitaliste, dont la principale visée est de faire fructifier des actifs excédentaires (des capitaux), a permis que le vocabulaire de la gouvernance s’étende à tous les champs de la vie sociale, culturelle et artistique. C’est-à-dire que, peu à peu, les milieux de la santé, de l’éducation, mais aussi les institutions artistiques comme les musées, les théâtres, les opéras et autres lieux de création et de diffusion, se sont retrouvés soumis aux modalités de gestion propres au secteur privé capitaliste. Il suffit de s’attarder aux questions des formulaires de demandes de subvention pour confirmer que la propagation a bel et bien eu lieu : décrivez les actions que vous ferez pour attirer l’attention de votre public cible, faites état de votre plan de communication, expliquez les retombées de votre projet sur votre carrière, etc. Désormais, il faut à tout prix, pour obtenir les moyens de mener à terme un projet artistique, convaincre que ce projet sera rentable ou, au pis aller, qu’il profitera à des secteurs qui, eux, le sont, rentables.

Ce dont s’étonne Deneault, c’est que les artistes, non seulement acceptent de se prêter au jeu de la gouvernance, mais ne dénoncent pas davantage l’usurpation par le régime capitaliste d’une foule de procédés esthétiques. Pensons par exemple au traitement sonore et lumineux d’une vidéo promotionnelle, aux prestations artistiques qui ont cours lors de soirées corporatives ou encore à la mise en récit, via les différents médias numériques, d’une vaillante fratrie de trois frères et deux sœurs qui, après avoir repris l’entreprise familiale de pizzas à laquelle se sont consacrés leurs parents et leurs grands-parents, multiplie à un rythme effréné le nombre de restaurants de la chaîne. Les arts, à force d’être ainsi mis au service de la fructification des profits, ne risquent-ils pas de perdre leur force critique, leur pouvoir de rassemblement et de révélation?

En réponse à cette inquiétude, il est jouissif de voir Alix Dufresne et Christian Lapointe se réapproprier leurs propres langages – ceux de l’esthétique, de la métamorphose et de la performance – et s’appliquer à démontrer et à démonter les rapports de domination à l’œuvre entre l’industrie et les artistes qu’elle pille.

Ver rampant, homme qui se flagelle avec sa propre ceinture, clown naïf (puis abusé) nous renvoient un miroir cruel de ce que les artistes acceptent de s’infliger dans l’espoir d’obtenir l’aval des dirigeant·e·s politiques et économiques, leur argent, mais aussi, en venons-nous à songer, la permission de continuer à exister.

À ce sujet, USE et ABUSE me paraît faire la lumière sur un aspect laissé sans réponse de la conférence d’Alain Deneault. Le philosophe demande : pourquoi les artistes ne décrient-ils et elles pas le régime qui leur dérobe leurs propres codes? Ils, elles auraient le pouvoir, après tout, de faire tomber les apparats, de crier que « le roi est nu ». Et de reprendre, ultimement, ce qui leur a été dérobé : les conventions du spectacle vivant, les procédés narratifs, poétiques, performatifs. L’ordre capitaliste, dépouillé des conventions esthétiques dont il s’était auparavant emparé, ne saurait plus exister avec la même toute-puissance ni avec la même violence.

Le raisonnement semble si clair; on suit Deneault dans chacun de ses développements, on en viendrait sans doute à se buter à la même incompréhension que lui… si ce n’était des actions performées sous nos yeux par Dufresne et Lapointe. On regarde la première contracter les fesses pour faire chanter un poulet en plastique, on entend le deuxième s’étouffer des suites d’une fellation forcée au ministre de la Culture et ça nous apparaît : par un tour de force particulièrement pervers, le régime en est venu à persuader les artistes que c’est elles et eux qui dépendent de lui, que, sans l’industrie, les mécènes et les chiffres de vente, les arts ne sauraient survivre et encore moins rejoindre les gens. Le duo de performeur·euse·s, en témoignant de la surprenante facilité des artistes à porter atteinte à leur dignité, à leur intégrité et à leur humanité, nous place face à l’indifférence et à la haine qu’entretiennent les créateur·rice·s à leur propre égard.

Mais d’où vient donc cette douloureuse détestation de soi et de ses pratiques? Dans une entrevue accordée à La Presse en 2014, René-Daniel Dubois mentionnait la politique culturelle provinciale échafaudée par les libéraux dans les années 1990, qu’il avait vertement critiquée à l’époque (notamment dans le texte dont un extrait est placé en exergue). Le dramaturge rappelait que, parce qu’elle était « fondée sur l’idéologie qu’il fallait que ça rapporte », cette politique avait entraîné un désintérêt massif des médias et de l’ensemble de la société à l’égard des pratiques culturelles affranchies de toute logique économique. Elle avait ainsi marqué, sinon le début, du moins un jalon important vers la crise actuelle. Un spectateur a d’ailleurs souligné ce tournant historique au Québec lors d’une des discussions qui ont suivi les représentations d’USE et ABUSE à Montréal.

« Mais alors, que faire? », le public s’est-il demandé, soir après soir, à l’USINE C. « La grève », a suggéré le même spectateur qui avait parlé de la politique culturelle de 1992. Lors d’une conférence de René-Daniel Dubois à laquelle j’ai assisté au début des années 2010, l’homme de théâtre avait raconté comment lui-même avait tenté de convaincre ses pair·e·s, réuni·e·s à l’occasion d’une rencontre du milieu théâtral québécois1, de fermer tous les théâtres pendant un an. Cette pause forcée ne montrerait-elle pas à toustes à quel point les arts (le théâtre, dans ce cas-ci, mais la logique pourrait s’étendre aux musées, aux salles de concert, aux bibliothèques, bref, à l’ensemble des espaces de création et de diffusion artistique), à quel point les arts, donc, sont essentiels au vivre ensemble? À quel point, sans manifestation artistique, une société se retrouve gangrenée par un vide assourdissant, et ce, même si les capitaux ne cessent de croître? Et bien, la proposition de grève avait été soumise au vote de l’assemblée… et avait été battue. Je me rappelle de l’émotion dans la voix de Dubois, quand il nous avait dit : « Le monde a eu peur ». Les artistes avaient eu peur, oui, ils avaient craint par-dessus tout que, si les théâtres cessaient leurs activités pendant une année entière, le public perdrait tout intérêt pour ce rituel et que, au moment de réouvrir les salles, personne n’aurait plus le désir de s’y rassembler. En conclusion de sa conférence, le dramaturge nous avait confié avoir compris quelque chose ce jour-là : les artistes étaient les premier·ère·s à douter de la nécessité et de la valeur de leur pratique.

En 2014, toujours en entrevue à La Presse, l’auteur réitérait son diagnostic : « Cette indifférence de la société a affecté les artistes qui n’ont plus de considération pour ce qu’ils font. Ils ont perdu le sacré. ». J’ajouterais : ils et elles ont intériorisé cette idée que leur travail n’est ni essentiel ni important. Que, parce que sa valeur ne se calcule pas d’abord en termes marchands, il n’en a, pour tout dire, aucune.

Au sortir de la conférence-performance USE et ABUSE, nous en venons à nous demander, dans le sillage de Dubois de quelles façons les artistes peuvent s’extirper de cette culture de la haine de soi que leur a imposé le régime capitaliste. Comment peuvent-elles et ils reprendre foi en la puissance et la liberté farouche de l’art? Comment peuvent-ils et elles, à nouveau, refuser de se défiler devant la tâche fondamentale qui leur incombe, celle de se faire les « archéologues de la douleur, de la joie aussi et des espoirs, ce qu’il en reste »?

1 Je ne me souviens plus de la nature de cette rencontre. Était-ce les seconds États généraux de 2007? Peut-être. Il faudrait que M. Dubois lui-même éclaire ma mémoire à ce sujet.

***

Sont cités dans ce texte :

  • Un texte rédigé par René-Daniel Dubois en accompagnement au mémoire du CEAD et de l’AQAD déposé à la Commission permanente de la culture de 1991
  • L’entrevue accordée par René-Daniel Dubois à Jean Siag dans La Presse du 15 septembre 2014

Photos :  Maxim Paré Fortin

1 au 6 décembre 2025 – 19 h

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9 au 13 décembre 2025

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